Mesdames et Messieurs, Signore e signori
Je vous remercie infiniment pour votre invitation.
Je suis très heureux d’être parmi vous aujourd’hui pour discuter du sujet crucial de la politique économique de l’Union une décennie après le début de la crise financière. Oui, il y a dix ans déjà, la faillite de la Lehman Brothers plongeait l’économie mondiale dans la tourmente. Ménages, entreprises, banques et Etats : nul ne fut épargné.
Dix ans après, il est temps de prendre du recul et de tirer des leçons de notre action.
Débutons par une note positive : la crise économique est définitivement derrière nous. Aujourd’hui, l’économie européenne est plus résiliente et plus forte qu’en 2008. La croissance est de retour et elle est solide ; nos prévisions économiques le confirment trimestre après trimestre! Elle atteint son niveau le plus haut depuis dix ans et le taux de chômage retrouve ses niveaux d’avant-crise. Jamais la zone euro n’a eu un taux d’emploi aussi élevé. Pour la première fois depuis la création de la zone euro il y a 20 ans, tous les pays partageant notre monnaie commune sont sous la barre des 3% de déficit. La moyenne est même inférieure à 1%. C’est une excellente nouvelle! Enfin, la Grèce, symbole douloureux de cette crise, est sortie de son programme d’assistance financière en août dernier et entreprend le chemin de la normalisation.
Il y a seulement quelques jours, les 19 Etats membres de la zone euro ont transmis à la Commission leurs projets de plans budgétaires pour l’année 2019. Nous allons désormais évaluer leur conformité avec les engagements budgétaires européens notamment en matière de réduction du déficit structurel, essentiel pour une réduction durable de la dette publique qui pèse encore trop sur nos economies. Comme je l’ai fait hier avec les autorités italiennes ici, à Rome, je maintiendrai un dialogue constructif avec chaque Etat membre pour m’assurer qu’ils restent engagés dans des trajectoires budgétaires saines. Je le ferai dans l’intérêt des citoyens de la zone euro et de sa stabilité car l’expérience de ces dernières années nous a prouvé qu’une application intelligente des règles peut stimuler la croissance et la création d’emplois, tout en réduisant les déficits et, à terme, la dette.
Si sur le plan économique l’Europe ne s’est rarement aussi bien portée, on ne peut malheureusement pas en dire autant sur le plan politique. C’est bien le grand paradoxe de la période actuelle et une des limites de la comparaison avec les Années 30. Nous sommes confrontés à une crise d’une nature tout à fait particulière et inédite, bien distincte des désordres financiers évoqués plus haut. C’est une crise politique, potentiellement bien plus déstabilisante pour l’Union européenne.
Quelles sont les manifestations de cette crise politique ? Partout en Europe, les citoyens européens choisissent d’exprimer leurs frustrations et leur déception vis-à-vis du fonctionnement actuel des systèmes politiques nationaux et de l’Union européenne. Ils préfèrent se tourner vers des formations politiques nouvelles, contestataires, fermement opposés à l’Union européenne et qui, pour certaines, usent de thèses nationalistes ou souverainistes.
Aujourd’hui, la plupart des Etats mettent en avant leurs intérêts nationaux, en l’absence de vision commune. La solidarité est une valeur en perte de vitesse et les divisions politiques entre les Etats membres se multiplient. Quelques exemples. Sur la gestion des flux migratoires, soit les Etats membres tergiversent pour ne pas revoir le Règlement de Dublin sur l’Asile laissant un petit groupe de pays seuls face à cette crise, soit ils proposent des solutions allant à l’encontre de l’aspiration et de la vocation humaniste de l’Union européenne. Sur les dossiers économiques et fiscaux, dont j’ai la charge au sein de la Commission, nous sommes paralysés dans un débat stérile entre les camps du risk-reduction et risk-sharing, bloquant l’approfondissement de l’Union économique et monétaire pourtant indispensable à moyen terme.
Pour le dire autrement : nous traversons une crise du faire-ensemble. La crise économique, en particulier le sauvetage collectif de la Grèce, la création de l’Union bancaire et le renforcement du cadre budgétaire ont prouvé que c’est en agrégeant nos forces que nous sommes capables de surmonter bien des épreuves. Et pourtant, nous semblons aujourd’hui avoir perdu le sens du bien commun.
Comment expliquer ce qui apparaît à beaucoup comme une impasse politique ? Comment expliquer nos difficultés à agir ensemble ?
Je pense que notre gestion de la crise économique explique les tensions politiques que connaît l’Europe. La crise a contraint l’Union à répondre aux circonstances, dans l’urgence. Avec des progrès substantiels d’ailleurs, qui ont permis le retour de la croissance économique. Néanmoins, nous avons à mon avis commis des erreurs stratégiques que nous payons aujourd’hui.
La première erreur, est celle d’avoir privilégié, sans le savoir nécessairement – l’efficacité de la décision économique à sa dimension démocratique. Les règles visant à renforcer la zone euro ont certes été décidées démocratiquement par le Conseil et le Parlement européen, mais leur mise en œuvre se discute derrière les portes closes de l’Eurogroupe, sans en rendre compte aux citoyens. Je l’ai déjà dénoncé : décider du sort de millions de citoyens – comme ce fut le cas pour les Grecs en particulier – sans aller l’expliquer au Parlement européen ou devant le Parlement grec a été un vrai scandale démocratique. J’étais hélas un des seuls à aller très régulièrement à Athènes pour écouter et expliquer. Cela a légitimement nourri un fort sentiment d’incompréhension voire d’injustice de leur part. Je le dis donc fortement au moment où la campagne électorale pour les Européennes va se lancer : il ne peut y avoir d’avancée de la gouvernance économique européenne sans introduire des principes démocratiques. Sans cela, les citoyens refuseront d’appliquer des décisions non discutées.
La seconde erreur, et probablement la plus importante, est celle de ne pas avoir su protéger les citoyens européens les plus vulnérables pendant une période incroyablement difficile. Si la crise est désormais derrière nous, elle a laissé des marques indélébiles sur nos sociétés : les inégalités sociales et territoriales se sont considérablement accrues et deviennent des facteurs de divisions entre les Européens, et un terreau très fertile pour les populistes de droite comme de gauche.
Les disparités entre les Etats membres de la zone euro sont aujourd’hui frappantes : en Grèce, le taux de chômage est à 19% alors qu’il s’établit à seulement 3,5% en Allemagne ; en Italie la dette publique est à 130% du PIB tandis qu’elle redescend sous la barre des 60% du PIB en Allemagne.
Et l’Italie ? Je ne l’apprends à personne dans cette assemblée, la crise économique a plongé ce merveilleux pays dans une période sombre, de laquelle elle n’est pas encore complètement sortie. En effet si l’économie italienne se porte mieux, elle est aussi marquée par une explosion des inégalités entre régions, entre catégories sociales, entre générations. L’Italie ne cesse de voir l’écart entre les riches et les pauvres se creuser et obtient le triste record du premier rang européen pour le nombre de pauvres avec plus de 10 millions de personnes éprouvant des difficultés à faire face à des dépenses imprévues, à se loger où encore à se soigner.
Bref, la croissance est de retour mais tout le monde n’en récolte pas les fruits.
Il est donc impératif de rompre avec la spirale des inégalités et de traiter au plus vite ces divergences croissantes au sein des pays, et entre les Etats. La zone euro ne pourra survivre que si la prospérité est partagée et que chacun se sent soutenu par le dynamisme de l’euro. Pourquoi ? Car elles portent en elles le risque d’une dislocation et d’une fracture de la zone euro, entre ceux qui prospèrent et ceux qui sont relayés au second plan. Il n’est pas trop tard, mais il nous faut agir avec détermination.
Il est ainsi primordial de mettre en place des outils de renforcement de la zone euro. Ces outils doivent tirer des leçons de notre expérience de la crise, tant sur le plan du fonctionnement démocratie de nos institutions que sur le plan de pertinence des règles. J’identifie trois chantiers prioritaires.
· Tout d’abord, il manque toujours à l’Union bancaire son troisième pilier : un système européen de garantie des dépôts bancaires. Beaucoup a déjà été fait pendant la crise financière pour mettre en place cette Union bancaire mais la tâche n’est pas achevée. Nous devons impérativement finir ce travail pour briser définitivement le cercle vicieux entre crise bancaire et dette souveraine. D’ici décembre, nous devrons nous mettre d’accord sur une feuille de route pour les négociations politiques sur ce sujet, qui est la dernière pièce du puzzle d’un système bancaire plus fort et plus résistant.
· Deuxièmement, nous devons injecter plus de démocratie dans le fonctionnement du Mécanisme Européen de Stabilité. Je plaide pour qu’il soit intégré dans le cadre du droit communautaire et que soit créé un Ministre européen des finances, qui présiderait les décisions du mécanisme. Ce Ministre des finances devrait aussi être démocratiquement confirmé et responsable devant le Parlement européen, pour garantir transparence et contrôle démocratique.
· Troisièmement, nous devons relancer le chantier de la convergence au sein de la zone euro au moyen d’un budget de la zone euro. C’est pourquoi, dans sa proposition de budget pluriannuel pour la période 2021-2027 publiée en mai dernier, la Commission européenne a présenté deux outils qui visent à traiter les faiblesses persistantes de la zone euro. Le plus prometteur est un outil desolidarité budgétaire – le premier pour la zone euro – qui protègera les investissements publics en cas de chocs asymétriques majeurs via des prêts.
Enfin, à titre personnel et à moyen terme, je pense que le chantier de la convergence au sein de la zone euro devra prendre en compte les politiques salariales. Les salaires sont au cœur des déséquilibres de la zone euro et nous pourrons tendre vers une cohésion entre ses membres seulement une fois que nous aurons traité cette question.
Nos propositions sont sur la table mais les progrès sont encore lents – bien trop lents – et les Etats membres ont du mal à parvenir à un consensus. La pression de la crise est derrière nous et la crainte de la prochaine crise n’est pas encore perçue comme un facteur de mobilisation.
J’espère tout de même que les Etats membres pourront réaliser des progrès substantiels durant les prochains mois. Car c’est seulement à l’échelle européenne que nous pourrons collectivement relever les défis de notre temps et protéger les intérêts de nos consommateurs et de nos entreprises dans une économique mondialisée.
En 1954 déjà, Jean MONNET expliquait que “nos pays sont devenus trop petits pour le monde actuel, à l’échelle des moyens techniques modernes, à la mesure de l’Amérique et de la Russie aujourd’hui, de la Chine et de l’Inde demain”. Dans un monde où le multilatéralisme tel que nous l’avons connu depuis la fin de la 2nde guerre mondiale est remis en cause, où les risques politiques grandissent, c’est uniquement à l’échelle européenne que les Etats membres pourront faire entendre leurs voix et assurer la protection des 500 millions d’Européens.
Voilà pourquoi je ne cesserai de me battre pour défendre cette Europe, qui reste, malgré tous ses défauts et ses faiblesses, notre plus bel atout. A seulement quelques mois du prochain scrutin, les forces pro-européennes doivent agir ensemble pour tracer les contours d’une Europe désirable et ambitieuse qui, elle seule, saura réconcilier les citoyens avec l’Union et les convaincre de son utilité. Je suis profondément convaincu que nous en sommes capables mais nous devons agir vite car le temps nous est compté !
Merci pour votre attention, Grazie a tutti.